Tendre une autre oreille : quels paysages sonores pour une ville inclusive ?


 

“Considérer les perceptions dites particulières est en fait une porte d’entrée pour s’intéresser à tout le monde.”

Laurence.


Les différences de perception sont souvent méconnues des professionnel·le·s de l’urbain, et peu intégrées dans les projets de conception ou d’aménagement des espaces. La fabrique urbaine est toujours marquée par une suprématie visuelle, ce qui est une approche réductrice de la perception de l’environnement, notamment pour les personnes qui ont un besoin accru d’indices multisensoriels pour se déplacer en ville, comme les personnes malvoyantes, malentendantes ou atteintes de troubles du spectre autistique.

Afin de contribuer à la réflexion sur une fabrique plus inclusive des projets urbains, nous avons produit, dans le cadre du Conscious Cities Festival et avec l’aide de la réalisatrice Céleste Déla, un documentaire mettant en lumière l’expérience singulière des sons de cinq personnes lors de parcours urbains : Lola, autiste ; Laurence, aveugle ; Patrick, malvoyant ; Brigitte et Yvette, malentendantes*. Ces parcours filmés montrent à quel point l’environnement sonore est essentiel pour améliorer l’autonomie de déplacement et la qualité de leur quotidien en ville. Nous avons ensuite invité 4 spécialistes pluridisciplinaires à commenter des extraits du film lors d’une table-ronde : Luc Arnal, chercheur en perception auditive ; Christine Guillebaud, anthropologue et ethnomusicologue ; Cécile Regnault, architecte et enseignante chercheuse et Nadine Schütz, plasticienne sonore.

Nous reprenons ici trois grandes pistes d’action qui ont pu être développées lors de cette table-ronde extrêmement riche, grâce aux expériences et expertises de chacun·e. 

  1. Se décentrer pour mieux comprendre nos différences de perception 

Comment mieux prendre en compte les multiples expériences sonores en ville ? Christine Guillebaud propose un décentrement, celui de l’anthropologue. À travers l’écoute de différentes réalités, l’empathie nous guide vers une meilleure compréhension de nos environnements urbains. Cela est tout particulièrement valable pour le son. En effet, Christine Guillebaud nous invite à percevoir la dimension sociale et le vécu des sons. La valeur des sons, comme les seuils de tolérance ou la perception subjective du bruit varient considérablement selon les lieux où l’on vit. Les paysages sonores des villes se différencient d’un territoire à l’autre, tout comme les problématiques qui y sont associées. Des tensions peuvent également émerger lorsque des populations ne partageant pas le même rapport au bruit sont amenées à se côtoyer : entre différentes générations, entre différents milieux sociaux, entre différentes origines culturelles. 

Cela pose alors une question : étudier la ville à travers la seule perception d'expert·e·s, perception souvent dénuée de troubles ou d'altérations, ne risque t-il pas de faire l’impasse sur le vécu de toute une partie de la population ? 

Il faut alors “franchir l’inconnu”, comme le dit Nadine Schütz et aller vers l’homologue humain. Pour mieux le comprendre, mais aussi parce que les sons, agréables ou non, viennent souvent des autres, et les autres sont des personnes avec qui nous pouvons communiquer.

 

Lola, lors du parcours urbain à Paris 19e.

 

Le “lien social”, n’est-ce pas aussi cela la ville ? comme se le demande Lola en réfléchissant au lien entre gestion des sons et gestion des relations de voisinage. Nos relations aux sons nous parlent en effet beaucoup de nos relations aux autres. Le risque de ne plus entendre est celui de l’isolation sociale, comme l'expriment Brigitte et Yvette, toutes deux malentendantes. 

S’intéresser aux perceptions atypiques nous permet aussi de mieux évaluer l’impact de l’environnement urbain sur le vécu des espaces publics.

“ Les murs nous parlent, ils sont des fenêtres auditives. ”

Cécile Regnault

Comme le rappelle Cécile Regnault en évoquant le parcours commenté de Patrick qui s’oriente en percevant les masses grâce à la réverbération du son : “les murs nous parlent, ils sont des fenêtres auditives”. Ces fenêtres auditives sont multiples et précieuses, comme l’illustre en creux la désorientation de Laurence sur la grande dalle d’Olympiades à Paris : les échos des murs et des bâtiments ne lui parviennent plus. L’espace, si vaste, devient indéfini pour elle, elle se perd et ne réussit plus à maintenir sa trajectoire.

 

Patrick, lors du parcours urbain à Paris 14e.

 

Cette aide à l’orientation, fournie par les formes urbaines, peut cependant être tout à fait compromise par la pollution sonore. En effet, comme le partagent nos cinq participant·e·s, certains sons - comme les sirènes, les moteurs ou les cris - tiennent de l’alarme et s’accaparent notre attention, notre cerveau les traitant en priorité. Quand ces bruits sont trop forts, ils viennent alors brouiller les sens et l’orientation spatiale. Comme le dit Laurence : “dans ces moments-là, je deviens aveugle sonore”.

 

Laurence, sur la dalle d’Olympiades à Paris 13e.

 

Se décentrer permet de prendre la mesure de l’influence du bruit sur le quotidien de chacun·e. La pollution sonore est un problème majeur dans nos villes, dont nous commençons seulement à entrevoir les conséquences pour la santé, bien au-delà des questions d’orientation. D’ailleurs, comme le rappelle Luc Arnal, c'est 1 million d'années de vie en bonne santé qui seraient perdues à cause de la pollution sonore rien qu'en Europe. La lutte contre la pollution sonore doit devenir une priorité et implique de prendre en compte la singularité de l’expérience auditive de chacun·e.

2. Créer des espaces de restauration auditive

Puisqu’on ne peut pas ‘“fermer les oreilles” comme on fermerait les yeux, il faut penser à des espaces de restauration auditive, des “pauses” permettant de s’extraire des flux urbains. Ces espaces de ressourcement contribuent aussi à un retour à soi ou invitent à se connecter aux autres. Il peut s’agir d’espaces de calme et d’harmonie, comme les jardins et les parcs qui génèrent des émotions positives et atténuent le stress. Nous pouvons également penser à des espaces constitués de matériaux qui absorbent le son, tels que la paille et le bois, des sols (et des murs) de terre, et la végétation qui limitent l’exposition à ces signaux d’alarmes anxiogènes évitant ainsi une saturation sensorielle. Cependant, il est également possible d’agir sur d’autres paramètres de l’environnement, puisque notre cerveau est un intégrateur multi-sensoriel : la perception des indices en provenance d’un canal sensoriel (l’audition par exemple) peut être exacerbée ou atténuée en fonction des informations qui viennent d’autres canaux sensoriels (la vision par exemple). Ainsi, des percées ou des aérations dans la ville depuis lesquelles l’horizon est visible et la perception de densité est diminuée peuvent avoir un effet protecteur. Également, la capacité à anticiper le bruit permet vraiment de diminuer son impact, comme le souligne Luc Arnal. 

“ La capacité à anticiper le bruit permet vraiment de diminuer son impact. ”

Luc Arnal

Cette nécessité d’anticipation questionne notamment la mobilité et le partage de la voirie. Le trafic routier et les différents flux de déplacement sont associés à de nombreuses stimulations sensorielles et génèrent bien souvent une fatigue cognitive. Cette fatigue nous demande alors un effort accru pour pouvoir continuer à faire attention aux sons qui nous entourent. Dans ce contexte déjà exigeant en termes de bruit, chacun de nos participant·e·s témoigne que le manque de clarté et de définition des flux de circulation, notamment des vélos et des trottinettes qui utilisent (imprévisiblement) les trottoirs piétons, représente un véritable danger, engendrant du stress et même de la peur lors de leurs déplacements en ville. En partageant de façon claire l’espace public et en diminuant les conflits entre les usagers, nous permettons à chacun·e de pouvoir mieux anticiper les sons et contribuons à la sécurité et à l’apaisement. Cela est possible, comme nous le démontre Yvette en prenant l’exemple de Copenhague où la circulation est apaisée grâce à des séparations plus claires des différents espaces, la sécurisation des voies piétonnes et surtout par la sensibilisation à un meilleur usage des voies prévues. 

 

Yvette, lors du parcours urbain à Paris 14e.

 

Il faut néanmoins diversifier nos interventions, car comme le remarque Cécile Régnault, chaque tissu urbain se distingue par sa sonorité, tels une rue pavée moyenâgeuse ou un boulevard haussmannien. Favoriser la création ou re-création d’identité sonore dans les villes en choisissant judicieusement les matériaux et les formes ainsi qu’en passant par l'intégration de l’ambiance sonore des espaces en rez-de-chaussée permet de conserver un patrimoine sonore riche. À l’inverse, une réponse homogénéisée, par laquelle l’ensemble des matériaux absorberaient le son, appauvrirait ce patrimoine. 

Au-delà des espaces publics, la question du bruit se pose aussi pour les logements et les parties communes entre les espaces de vie. Au vu de l’impact du bruit sur la qualité de vie, il est impératif de penser les logements comme des refuges contre le bruit de la ville, qui permettent de se protéger des nuisances. Au-delà de la question de l’isolation des bruits intérieurs et extérieurs, qui suit des normes réglementaires et qui est bien souvent prise en compte dans la conception des projets urbains, la question de la perception de ces bruits se pose. 

Par exemple, comme le dit Lola, la gestion des nuisances sonores liées aux voisinage se fait différemment si l’on connaît ou non ses voisin·e·s. Certains bruits peuvent être considérés positivement ou négativement, selon la connaissance de celles et ceux qui les génèrent, qui influence elle-même la compréhension que l’on en a. Lorsqu’on ne peut jamais croiser ses voisin·e·s, comme pour les immeubles mitoyens dont les entrées sont séparées, voire dans des rues différentes, les nuisances sonores sont susceptibles de créer un inconfort sur lequel on ne peut pas agir. En revanche, lorsque les logements (et leurs abords) sont conçus pour favoriser la rencontre et la création de lien social local (circulations conviviales, espaces intérieurs ou extérieurs partagés, rez-de-chaussées actifs, temps forts à l’échelle du quartier, etc.), la gestion des nuisances liées au voisinage peut s’en trouver facilitée.

3. Sensibiliser et former à la question du son en ville 

La formation, la recherche et l’éducation seront aussi clefs pour gérer les environnements sonores de la ville. On peut mieux former et mieux éduquer dès le plus jeune âge, pour que chacun·e apprenne à écouter, et soit responsable du “son” produit collectivement. Il faut, comme y invite Luc Arnal, sensibiliser et former pour mieux comprendre l’impact du son, mieux le quantifier, et ainsi mieux l’intégrer à la fabrique urbaine. Notamment, il ne faut pas oublier la dimension émotionnelle du bruit, comme le souligne le chercheur en perception auditive. Certains sons agissent comme un signal d’alerte stressant pouvant causer jusqu’à de la douleur, devenir une véritable agression physique pour l’oreille et le corps. Mais, comme Brigitte nous le rappelle, il ne faut pas seulement prendre en compte la “quantité” mais aussi la “qualité” des sons. Est-ce que prendre les seuils de douleur auditive comme référence pour penser le confort acoustique des logements est alors le plus judicieux ?

 

Brigitte lors du parcours urbain à Paris 14e.

 

Nous devons également réfléchir au regard que nous posons sur les atypies de perception. Comme nous l’ont judicieusement rappelé Brigitte, Laurence, Lola, Patrick, et Yvette, il faut changer de paradigme.

Le bruit, pour moi c’est gênant, mais pour les autres, c’est gênant aussi, même si ça n’a pas les mêmes conséquences. ”

Laurence

Comme le dit Laurence : “Considérer les perceptions différentes des personnes dites particulières est en fait une porte d’entrée pour s’intéresser à tout le monde. Le bruit, pour moi c’est gênant, mais pour les autres c’est gênant aussi, même si ça n’a pas les mêmes conséquences”. Mieux comprendre leur façon de percevoir le monde ne fait pas qu’aider les personnes à la perception atypique, cela aide en réalité à faire la ville pour tout le monde. Il faudrait alors former les spécialistes de l’urbain (entre autres) à d’autres façons de percevoir le monde. Car en s’intéressant aux perceptions dites atypiques, on se rend compte que les bruits susceptibles de provoquer de la peur, du stress, de la douleur sont en réalité beaucoup plus pervasifs et nombreux qu’on ne le pense. Si, pour un grand nombre de personnes à la perception dite typique, la pollution sonore n’est pas une entrave “consciente” dans leur quotidien, la pollution sonore peut influencer fortement notre qualité de vie : elle perturbe bien souvent notre concentration au travail, elle dégrade notre expérience de certains environnements urbains, elle altère la qualité de notre sommeil. Chacun·e s’en rend compte lorsqu’il se retire dans un lieu plus calme. Ainsi, il est important de travailler dans une démarche de pluridisciplinarité, et de faire se rencontrer les professionnel·le·s de la fabrique urbaine, les chercheur·se·s en perception auditive et spécialistes ou artistes du son, mais aussi les associations et bien sûr, les populations à la perception dite atypique. Les sciences participatives, tout comme les sciences appliquées, peuvent œuvrer ensemble à atteindre cet objectif.

Enfin, l’art peut aussi nous éduquer à écouter le monde autrement, en prêtant attention aux sons qui nous entourent, ou en redécouvrant les sons du passé, comme dans les installations que met en place Nadine Schütz. Par son travail, elle peut faire renaître le patrimoine sonore de lieux désaffectés, comme son œuvre sur la mémoire sonore industrielle du site des Grandes-Serres à Pantin l’illustre. Aussi, elle peut faciliter l’attachement et l’intégration d’un nouveau lieu dans un quartier par des installations électroacoustiques qui recréent une ambiance sonore familière du quartier, à partir de fragments de paysages sonores enregistrés dans d’autres espaces publics du quartier. Nadine Schütz permet également, en créant différents chemins sonores dans la ville, d’éviter que les habitant·e·s se retrouvent dans des situation de “soumission au son” et ainsi de les rendre acteurs et actrices de leur paysage sonore.

“ Dans cet “écouter autrement”, il y a une question de diversité, d’inclusivité, mais aussi de participation. ”

Nadine Schütz

De façon opérationnelle, les questions de diversité et d’inclusivité impliquent d’intégrer les futur·e·s usager·e·s dans la conception des projets urbains et architecturaux. Cette question de la participation est évidemment centrale : impliquer les habitant·e·s dans la fabrique des paysages sonores de la ville, en respectant leur diversité, a été une des raisons d’être de ce travail, également portée par l’ensemble de nos intervenant·e·s. Comme le rappelle Nadine Schütz, il ne s’agit pas de dire que le futur usager doit donner toutes les réponses, mais qu’il pourrait tout à fait (et devrait) être impliqué à toutes les étapes du processus pour concevoir les ambiances sonores qu’il ou elle pourra choisir dans son quotidien.


En somme, il est capital aujourd’hui de changer de manière de faire la ville. D’intégrer le plus en amont possible nos vécus et perceptions dans les projets urbains. De nous ouvrir aux autres façons de percevoir le monde, pour qu’elles puissent infuser les projets et ainsi concourir à façonner la ville de façon plus humaine et durable.

L’équipe [S]CITY, pour Conscious Paris

Nous remercions vivement Brigitte, Laurence, Lola, Patrick, et Yvette pour leur participation à notre documentaire et le partage de leur expérience de la ville. Nous remercions également Céleste Déla et Alexis Sanzey pour la réalisation du documentaire et la prise de son. Enfin, nous remercions Luc Arnal, Christine Guillebaud, Cécile Regnault et Nadine Schütz pour leur participation à notre table-ronde.

* Nous utilisons les termes choisis par les participant·e·s pour parler de leur particularité.