L’attachement au lieu : l'urbanisme peut-il affecter notre identité ?

L’attachement à un lieu désigne le lien qui se crée entre un individu et un lieu qui a du sens pour lui. Les mécanismes cognitifs qui nous lient à un lieu ont éveillé l’intérêt de la recherche scientifique ces dernières années, notamment du fait du constat que les liens entre les personnes et les lieux sont devenus fragiles, menacés par la mondialisation, la mobilité accrue et les problèmes environnementaux et politiques [1]. Étudier ces mécanismes apparaît ainsi crucial pour mieux comprendre les comportements de détresse observés lorsque des individus doivent quitter leurs lieux de vie, mais également parce que le sentiment d’attachement peut améliorer les conditions de vie d’un individu et d’une communauté. Que dit la recherche en sciences cognitives sur ce qui nous lie à ces lieux si particuliers à nos yeux ?

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D’une part, l’attachement serait caractérisé par la signification qu’a le lieu pour l’individu. Cette signification peut être liée au fait que le lieu évoque une connexion symbolique avec les racines ou la culture de l’individu, ou encore au fait que le lieu corresponde à une période marquante de sa vie. Par exemple, il est commun d'être attaché au lieu où l'on a  grandi, à celui où se trouvent nos origines ou à celui où l’on a construit une famille. Nos lieux d’attache peuvent d’ailleurs être de différentes natures : un pays, une région, une ville, un quartier, ou encore une habitation, et plus on a résidé longtemps dans un endroit, plus on y est généralement attaché. Car grâce au temps passé, les lieux deviennent des supports de souvenirs et créent un sentiment d’appartenance à un territoire ou à une communauté. Ainsi, ils acquièrent une forte signification pour l’individu, et font souvent partie intégrante de son identité [1].

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D’autre part, l’attachement aurait également une forte composante émotionnelle : les individus se sentent intimement liés aux lieux, comme en témoignent les réactions affectives positives que l'on peut observer quand un individu se trouve sur un lieu qui lui est cher. Plusieurs études réalisées chez des enfants de 9 à 19 ans suggèrent d’ailleurs qu’une des caractéristiques principales de leur lieu préféré est sa capacité à les relaxer et à les éloigner des émotions négatives, en induisant des changements émotionnels positifs [2]. Ainsi, à l’instar des stratégies sociales de régulation du stress, qui impliquent que l’on recherche le contact d’individus proches (famille, amis …) pour réduire son stress, des stratégies environnementales de régulation peuvent également s’installer, et nous inciter à rechercher la proximité de lieux auxquels nous sommes attachés. Ces émotions positives associées à nos lieux d’attache provoqueraient également un sentiment de confort et de sécurité, qui pourrait même affecter en retour la perception de l’environnement. C’est ce que suggère une étude réalisée chez des individus vivant en zone de guerre qui exprimaient un fort attachement au territoire, un désir d’y demeurer mais également une perception faible du risque environnant [3]. Il semble donc que l’attachement à un lieu procure de multiples bénéfices psychologiques pour l’individu, et lui permette même de mieux vivre son environnement.

De façon intéressante, les lieux susceptibles de procurer ces bénéfices diffèrent d’un individu à l’autre. Par exemple, des études montrent que les enfants ayant tendance à ressentir des émotions négatives préfèrent les lieux familiers et solitaires, à la différence des enfants qui sont sujets à davantage d’émotions positives et qui préfèrent les lieux nouveaux où ils peuvent sociabiliser. Il semblerait également que les garçons de 5 à 17 ans préfèrent les espaces ouverts et publics aux espaces fermés et privés, mais que l’inverse soit vrai pour les filles du même âge, conséquence probable du système social dans lequel sont élevés les enfants, où les garçons et les filles ne bénéficient pas des mêmes libertés. Le choix du lieu favori peut ainsi être impacté par les restrictions parentales (peur, perception du danger …) mais également par les caractéristiques environnementales (trafic routier …) qui limitent la liberté de mouvement et d’exploration de lieux différents. Par exemple, une étude a montré que 90% des enfants vivant dans une zone précaire de Londres, généralement caractérisée par des conditions de vie plus dangereuses (comme abordé ici ou ici), étaient incapables de nommer un lieu favori en dehors de leur foyer [2].

Mais alors, si les bénéfices psychologiques pour l’individu sont importants, faut-il prendre en compte la dimension d’attachement lorsque l’on réaménage la ville ? Dans certains cas, la crainte de voir un lieu d’attache dénaturé peut pousser les habitants à s’opposer aux projets de rénovation.

Les 'maisons clous' désignent une bâtisse que les propriétaires refusent de quitter et de voir détruite sous la pression de promoteurs immobiliers.

Les 'maisons clous' désignent une bâtisse que les propriétaires refusent de quitter et de voir détruite sous la pression de promoteurs immobiliers.

Par exemple,  plusieurs études ont montré que les habitants de villes ayant connu des catastrophes destructrices telles que des tremblements de terre ou des ouragans s'opposaient au fait que la ville soit reconstruite sous une forme différente de celle qu'elle avait initialement. Ainsi, afin de maintenir la connexion avec la ville d’origine, les habitants préféraient qu’elle soit reconstruite à l’identique, en répliquant les problèmes urbanistiques préexistants, plutôt que ces problèmes soient corrigés et risquent de dénaturer la ville qu'ils avaient connue [4].

Et dans le cas où la rénovation survient contre le gré des habitants, les conséquences peuvent être désastreuses. Une étude réalisée après un projet de réaménagement d’un quartier de Boston, lors duquel des habitations avaient été démolies, a notamment révélé que le projet avait causé l’effondrement d’une communauté soudée, du fait de la perte de structures familières et des liens sociaux. Après le réaménagement, les résidents manifestaient des sentiments de tristesse ainsi que des symptômes de deuil et de dépression, et ce, des années durant [5]. En revanche, lorsque les réaménagements sont vécus comme une expérience bénéfique, les conséquences pour les individus sont tout autres. En effet, une étude menée dans la banlieue de Zurich a montré que lorsque les changements urbains sont perçus comme améliorant l’espace, et surtout lorsqu’ils préservent la familiarité des lieux, ils sont considérés positivement et peuvent même renforcer l’attachement au lieu [6]. Ces données suggèrent donc que l'aménagement urbain peut influencer le sentiment d'attachement à un lieu, et les bénéfices psychologiques qui y sont associés.

Ces travaux soulignent l’importance de mieux comprendre ce qui sous-tend le sentiment d’attachement à un lieu, et ce qui permet de le préserver ou de le renforcer. Au vu de ces recherches, il apparaît crucial de co-construire les projets de réaménagement avec les habitants, de façon à ne pas dénaturer ces lieux particuliers qui font souvent partie intégrante de leur identité.

 

    Emma et la [S]CITeam

 

 

[1] Scannell, L., & Gifford, R. (2017). The experienced psychological benefits of place attachment. Journal of Environmental Psychology, 51, 256-269.

[2] Korpela, K., Kyttä, M., & Hartig, T. (2002). Restorative experience, self-regulation, and children's place preferences. Journal of environmental psychology, 22(4), 387-398.

[3] Billig, M. (2006). Is my home my castle? Place attachment, risk perception, and religious faith. Environment and behavior, 38(2), 248-265.

[4] Francaviglia, R. V. (1978). Xenia rebuilds: Effects of predisaster conditioning on postdisaster redevelopment. Journal of the American Institute of Planners, 44(1), 13-24.

[5] Fried, M. (1966). Grieving for a lost home: Psychological costs of relocation.

[6] von Wirth, T., Grêt-Regamey, A., Moser, C., & Stauffacher, M. (2016). Exploring the influence of perceived urban change on residents' place attachment. Journal of Environmental Psychology, 46, 67-82.