L'impact de la précarité économique sur le comportement : un entretien avec Gillian Pepper, chercheuse en psychologie et sciences sociales
Gillian Pepper est chercheuse en psychologie et en sciences sociales et chargée de cours au Department of Health and Life Sciences de la Northumbria University, au Royaume-Uni. Nous avons sauté sur l'occasion de discuter avec elle de son travail fascinant sur l'impact de la privation économique sur le comportement, et du rôle que les villes ont à y jouer.
[S]CITY : Bonjour Gillian ! Tes recherches portent sur le comportement des gens dans les quartiers défavorisés ? Mais qu'est-ce que cela signifie pour un quartier d'être "défavorisé" ?
Gillian Pepper : C'est une excellente question, et je ne pense pas qu'il y ait nécessairement une réponse toute faite. Quand les gens pensent aux quartiers défavorisés, ils imaginent des immeubles mal entretenus, des graffitis, des détritus, des gens qui ont perdu tout espoir. Il s'agit là des symptômes d'un quartier défavorisé, pas des caractéristiques qui le définissent.
[S] : Existe-t-il une mesure qui puisse nous aider à définir ce qu’est un quartier défavorisé ?
GP : Au Royaume-Uni, nous avons une ressource appelée l’English Index of Multiple Deprivation, que j'utilise beaucoup. C’est une mesure basée sur un code postal qui intègre une série de variables, telles que le niveau de revenus, le taux de chômage, le taux de criminalité, l'accès aux services (santé, école et services) et le cadre de vie (pollution et accidents de la circulation). Il est difficile de savoir lesquelles de ces variables sont les plus importantes, mais l’on peut dire qu'un quartier défavorisé est un endroit où les gens n'ont pas facilement accès aux choses fondamentales : la sécurité physique (pollution, accidents, criminalité), la sécurité financière (revenu raisonnable stable), la santé et l’éducation.
Infographie représentant l’English Index of Multiple Deprivation 2015 (données disponibles ici).
[S] : Et vivre dans ces quartiers peut induire certains effets psychologiques, comme une perte de confiance envers les autres, n'est-ce pas ?
GP : Nous avons en effet constaté dans des études menées dans nos quartiers que le fait de vivre dans un quartier défavorisé peut diminuer la confiance sociale, c’est-à-dire la propension qu’ont les individus à faire confiance aux autres. Mais j'aimerais ajouter que la situation générale est plus compliquée. Certaines recherches ont également démontré une plus grande confiance chez les personnes de statut socioéconomique inférieur (SSE inférieur), et je pense qu'il reste encore du travail à faire pour déterminer quel est le véritable portrait de la situation.
[S] : Un autre lien qui est fréquemment reporté est celui qui existe entre la santé mentale et la privation économique. Est-ce le fait de vivre dans un quartier défavorisé qui entraîne une mauvaise santé mentale ou est-ce que les personnes ayant une mauvaise santé mentale se retrouvent dans un quartier défavorisé ?
GP : Il est très difficile de distinguer ces deux explications avec des données corrélationnelles (et même longitudinales). C'est pourquoi nous avons voulu adopter une approche différente et étudier la relation causale entre santé mentale et quartier défavorisé. Pour cela, nous avons testé expérimentalement si envoyer des personnes dans un quartier défavorisé pendant une heure pouvait avoir un effet à court terme sur leur santé mentale. Lorsque les gens visitaient un quartier défavorisé, nous avons observé que leur comportement se rapprochait de celui des résidents du quartier qu'ils visitaient [1]. Ces visiteurs avaient tous passé moins d'une heure dans le quartier, mais c'était assez long pour provoquer des effets sur une mesure de confiance sociale et de paranoïa.
Je pense que cette étude est importante pour une raison clé : elle est expérimentale. Montrer que le fait d'amener expérimentalement des gens dans des quartiers défavorisés ou riches peut modifier des variables comme la confiance sociale et la paranoïa, qui sont associées à des problèmes de santé mentale à long terme, permet d'aborder en partie la question de la causalité.
[S] : Les quartiers défavorisés sont-ils également marqués par des comportements particuliers ? Tu as proposé le concept de “constellation comportementale de privation économique” pour décrire ce phénomène.
GP : C’est une idée que j'ai avancée avec mon coauteur Daniel Nettle, selon laquelle il existe un ensemble de comportements qui sont plus courants dans les cas de SSE inférieur, ce qui ne signifie pas nécessairement que cela est causé par un SSE inférieur, mais par des facteurs qui ont tendance à y être associés [2]. Nous proposons que cette constellation de comportements puisse être caractérisé par un compromis que les individus font entre le présent et l'avenir, c’est-à-dire par la tendance à faire quelque chose qui sera bénéfique dans le présent plutôt que d'attendre un résultat futur incertain.
[S] : Pourquoi en serait-il ainsi ?
GP : Les personnes de SSE inférieur ont moins d'argent pour acheter des solutions à leurs problèmes, elles ont moins de liens sociaux puissants et vivent dans des environnements plus chaotiques. Lorsque vous êtes exposés à des choses auxquelles vous ne pouvez pas faire grand-chose, vous risquez d'être moins enclin à mettre l'accent sur les retombées futures parce qu'elles n’arriveront peut-être jamais. Vous capitalisez sur le présent car il est garanti. Si vous vivez dans un quartier en proie à des crimes violents et à la pollution, et que votre logement contient des moisissures ou de l'amiante, vous ne verrez probablement pas l'intérêt de cesser de fumer, de renoncer à l'alcool ou de faire du jogging. Lorsqu'il y a déjà tant de contraintes incontrôlables sur votre espérance de vie, les changements que vous pouvez apporter en matière de comportements sains peuvent sembler moins efficaces, surtout lorsqu'il s'agit pour cela de renoncer à d’autres comportements.
[S] : L'impulsivité semble faire partie de ces comportements...
GP : C'est possible. Souvent, nous considérons l'impulsivité ou les comportements orientés vers le présent comme un manque de contrôle de soi, quelque chose qu'il faut prévenir. Nous avons tendance à juger négativement ces comportements et nous essayons d'intervenir pour les réduire. Mais pour certaines personnes, adopter une perspective à plus long terme pourrait en fait être moins payant. Les comportements orientés vers le présent peuvent être plus appropriés à l'environnement dans lequel certaines personnes évoluent et aux contraintes auxquelles elles sont confrontées dans leur vie quotidienne. En fait, ces comportements pourraient être une réponse rationnelle et logique aux situations dans lesquelles elles se trouvent.
[S] : Tu as montré que la visite d'un quartier défavorisé peut affecter les comportements des gens à court terme. Cela suggère-t-il que s'attaquer aux symptômes visibles des quartiers défavorisés (graffitis, détritus...) en rendant les rues plus propres pourrait également avoir un impact sur les comportements des gens ?
GP : C'est un domaine sur lequel je n'ai pas beaucoup travaillé personnellement, bien que j'aie écrit un rapport à ce sujet pour les autorités locales. Selon la théorie de la vitre brisée (d’après laquelle le nombre de fenêtres brisées croît à la suite d'une seule fenêtre brisée que l'on omet de réparer), les graffitis et les détritus sont importants parce qu'ils sont des signes visibles de transgressions : ils nous indiquent que d'autres personnes autour de nous violent les règles. Et si d'autres enfreignent les règles, pourquoi pas nous ? Les graffitis ne rendent pas seulement l'environnement désagréable, ils envoient aussi un signal social - un signal de négligence et d'infraction régulière aux règles - d'un environnement imprévisible et peut-être peu fiable.
Les détritus sont également un problème majeur : c'est l'un des principaux problèmes dont se plaignent les riverains et ils ont des effets néfastes sur la santé. Dans les quartiers jonchés de détritus, la santé mentale des individus est moins bonne, ils y pratiquent moins d'activité physique (bien qu’encore une fois, il soit difficile de prouver quelle est la relation causale).
L’argent investi dans des campagnes de publicité visant à encourager les individus à adopter des comportements plus sains ou à penser à leur futur gagnerait peut-être à être réorienté vers l'amélioration de la sécurité des quartiers, des logements et des lieux de travail, ainsi que des revenus.
[S] : Cette idée est-elle soutenue par des résultats scientifiques ?
GP : Je crois que je vous ai déjà parlé d'une de mes études préférées (ici). Il s'agit d'une étude ancienne et sans doute peu connue de Blackman et collègues, qui s'est penchée sur les effets d'une régénération urbaine à Scotswood, un quartier défavorisé de ma ville natale, Newcastle upon Tyne [3]. La régénération de l'environnement a coûté 5,5 millions de livres sterling et comprenait une série d'améliorations environnementales : des réparations de logements individuels et des améliorations en matière de sécurité et de sûreté routière. Les résidents ont été interrogés avant les interventions, puis de nouveau 5 ans plus tard, après que les améliorations ont été apportées. Ils ont constaté une réduction des problèmes de santé mentale et des visites chez le médecin généraliste, et une baisse frappante de la prévalence du tabagisme qui ne semblait pas s'inscrire dans une tendance nationale. De nombreuses autres études suggèrent que rendre les quartiers plus sûrs et plus agréables devrait réduire les dépenses publiques nécessaires pour améliorer les comportements en matière de santé et pour traiter les problèmes de santé mentale et physique. Il y a même des preuves qui donnent à penser que cela permettrait de réduire la criminalité.
[S] : Ces effets bénéfiques peuvent-ils être durables ?
L'un des principaux défis est que les opérations de nettoyage sont temporaires. Il faut du travail pour maintenir leurs effets et, inévitablement, le travail devra être refait à un moment donné. Des investissements continus sont nécessaires.
[S] : La littérature scientifique montre que les personnes qui se ressentent un attachement affectif envers un lieu ont tendance à développer des comportements protecteurs (p. ex., des comportements favorables à l'environnement), mais aussi un plus grand sens de communauté. Cela pourrait-il aider à garder les quartiers plus propres ?
GP : Cela me fait penser au quartier de Newcastle où je vis, qui est un mélange de gens de la classe ouvrière et de jeunes professionnels, de personnes âgées et de familles ; une démographie mixte, un endroit pas cher pour vivre, mais pas le moins cher de la ville non plus. Dans ce quartier, il existe un fort sens de communauté parmi les individus qui y vivent depuis longtemps. Ils appellent le quartier “La République du Peuple d’Heaton”, ils ont même leur propre drapeau représentant un arbre rempli de chaussures dessus, du fait d’une tradition locale qui consiste à jeter des chaussures dans un des arbres du parc local pour célébrer les occasions spéciales.
Le drapeau de la “République du Peuple d’Heaton”. Copyright Colin Hagan 2019. http://colinhagan.co.uk/
Les habitants du quartier se soucient beaucoup du problème lié aux détritus et dédient leur propre temps libre à essayer de le résoudre, peut-être du fait de leur sentiment d’appartenance au lieu. Ils s’auto-organisent en équipes, souvent le dimanche, et nettoient les allées eux-mêmes, parce qu'ils sont dérangés par les déchets et que le conseil local a dû faire face à des coupes budgétaires. Il existe aussi plusieurs groupes de volontaires qui entretiennent nos parcs locaux. Cela arrive probablement davantage lorsqu'il y a un sentiment d'identité parmi les habitants, comme à Heaton.
Les habitants de Heaton emmènent même leur drapeau à travers le monde, comme ici au camp de base de l’Everest. Copyright Colin Hagan 2019. http://colinhagan.co.uk/
Mais en même temps, beaucoup d'étudiants et d'autres groupes plus transitoires vivent aussi à Heaton, et ils n'ont pas le même sentiment d'appartenance, parce qu'ils ne font que passer, louant un appartement pour un an environ. Une autre question est donc de savoir comment nous favorisons un sentiment d'appartenance à la communauté dans les milieux urbains.
[S] : Selon vous, qu'est-ce qui empêche la mise en œuvre de davantage de mesures politiques pour s'attaquer aux problèmes des quartiers défavorisés ?
GP : L'un des problèmes est que les problèmes sont souvent traités en silos alors qu'en fait, un problème de planification urbaine peut être un problème de santé ! Cependant, je pense qu'il y a un grand intérêt à travailler au-delà des silos. Par exemple, j'ai participé à un projet visant à évaluer l'utilisation de nouvelles infrastructures cyclables et à encourager l’utilisation du vélo à Newcastle. Le ministère des Transports a donné de l'argent au Conseil municipal pour construire des pistes cyclables, mais ce travail a également impliqué l'équipe de santé publique, car le vélo est une forme d'exercice quotidien qui peut promouvoir la santé. Les ministères travaillent souvent ensemble à l'échelle locale, et je pense que cela pourrait apporter de grandes choses si cela était plus fait. Néanmoins, ce que les conseils locaux peuvent faire est limité par ce que fait le gouvernement... C'est un défi !
[S] : Ce que nous retenons donc de ton travail, c’est que vivre dans un quartier défavorisé est associé à des effets délétères sur le comportement et la santé mentale des individus, même de passage. Nous retenons également que la privation économique oriente les individus vers le présent, au détriment d’investissement pour le futur, et que cette stratégie que l’on a tendance à vouloir prévenir pourrait en fait bien être une réponse logique, rationnelle à l’environnement. Cela suggère qu’agir sur l’environnement pourrait être plus efficace pour la santé des individus, que de tenter de les convaincre d’adopter des comportements plus sains. Enfin, nous retenons ton souhait de voir les silos levés et d’instaurer une transversalité dans la façon dont les problèmes liés à l’environnement urbain sont gérés. Chez [S]CITY, nous partageons et soutenons fortement ce souhait, comme notre équipe pluridisciplinaire le reflète. Merci Gillian pour cet entretien passionnant !
GP : Merci à vous !
Emma & Guillaume
Pour en savoir plus sur le travail du Dr Gillian Pepper, visitez son site : https://gillianpepper.com