Le lien social en ville : un facteur essentiel de résilience urbaine
Des études démontrent que la capacité d’un individu à mobiliser son capital social, ainsi que la présence de lieux favorisant le lien social au sein d’un quartier, constituent des atouts clés pour affronter les crises écologiques, économiques ou encore sanitaires. Comment atténuer les inégalités d’accès à ces ressources entre espaces urbains, les mobiliser en temps incertains, et mieux préparer nos villes aux futures crises ? [S]CITY enquête sur l’importance du lien social en temps de crise, afin d’en tirer des recommandations concrètes pour les acteurs de la ville.
Les inégalités en termes d’infrastructure sociale influencent la capacité des quartiers à faire face aux crises
En 1995, la ville de Chicago est frappée par une canicule meurtrière. Deux quartiers voisins, Auburn Gresham et Englewood, présentent des taux de mortalité radicalement différents malgré leur démographie similaire. Pour en connaître les causes, le sociologue américain Eric Klinenberg s’est intéressé à l’analyse de l’infrastructure sociale présente au sein de ces deux quartiers.
Dans Palaces for the People, Klinenberg définit l’infrastructure sociale comme “les espaces physiques et les organisations qui affectent la manière dont les gens interagissent” [1]. Parmi ces espaces physiques, les institutions publiques comme les bibliothèques, les écoles, les aires de jeu, les parcs, les terrains de sports, les piscines - mais aussi les trottoirs, les cours d’immeuble, les jardins communautaires, les espaces verts.
Les “organisations”, elles, concernent selon Klinenberg les organisations communautaires (civiques ou spirituelles) dès lors qu’elles reposent sur un lieu physique, ainsi que les marchés et certains commerces (cafés, restaurants, coiffeurs-barbiers, libraires, etc).
L’infrastructure sociale joue un rôle clé dans la capacité des quartiers à faire preuve de résilience face aux crises sanitaires, mais aussi climatiques, ou économiques, c’est-à-dire à absorber le choc et à s’en relever. Elle est intimement liée aux questions contemporaines d’isolation sociale, de criminalité, d’éducation, ou encore de santé. Lorsqu’elle est solide, l’infrastructure sociale encourage le contact, le support mutuel, et la collaboration entre amis et voisins ; quand elle est dégradée, elle inhibe l’activité sociale, laissant les familles et les individus à eux-mêmes.
Le quartier d’Auburn Gresham, qui bénéficiait d'une infrastructure sociale développée à travers de nombreux lieux et d’organisations communautaires, a ainsi enregistré beaucoup moins de décès liés à la canicule qu’Englewood. Klinenberg démontre que l’infrastructure sociale a conduit à la mise en place de mécanismes d’entraide entre voisins, et que certains de ces lieux ouverts à tous sont devenus des refuges vitaux pour une partie de la population.
La crise sanitaire actuelle soulève plusieurs questions : les conséquences humaines vont-elles être plus importantes dans les quartiers qui disposent d’une infrastructure sociale fragile, indiquant une capacité moindre à mobiliser un réseau social en temps de crise ? Par ailleurs, comment les communautés urbaines peuvent-elles relever le défi de la mobilisation de ressources sociales en temps de crise, malgré l’interdiction d’accès pour raisons sanitaires à ces espaces physiques qui constituent le support de développement de l’infrastructure sociale selon Klinenberg (parcs, centres communautaires, lieux publics) ?
L’accès au capital social, un enjeu fondamental pour l’individu
L’infrastructure sociale est en effet le support physique d’expression et de mobilisation du capital social. Du point de vue des sciences du comportement, le capital social désigne les ressources sociales dont peuvent disposer les individus pour se soutenir mutuellement, s’entraider, ou agir ensemble. Il fait à la fois référence aux réseaux sociaux à disposition (ex : densité et force des liens sociaux), et aux valeurs et normes sociales partagées avec ces réseaux (ex : niveau de confiance en l’autre, de réciprocité perçue).
La recherche s’intéresse depuis bien longtemps au capital social, car il revêt un rôle précieux pour le bien-être des individus et des communautés. A l’échelle individuelle, il peut être mesuré par des indicateurs tels que la participation sociale (à un vote, un événement, etc.), la confiance sociale, l'attachement au quartier ou le sentiment d'appartenance à une communauté. Plus le capital social d'une personne ou d'une organisation est fort, plus elle prend part à la dynamique sociale, est impliquée dans les groupes sociaux et les actions collectives. De plus, lorsque le capital social augmente, le stress et le taux de pathologies psychiatriques diminuent, et la santé physique et mentale s’améliorent [2]. Les épidémiologistes ont en effet établi un lien de relation robuste entre connexions sociales, santé et espérance de vie [1].
Ainsi, les individus qui sont dotés d’un capital social fort sont plus susceptibles d’être en bonne santé, mais aussi de bénéficier d’un environnement social cohésif, qui leur procure un sentiment de sécurité et qui les aide à gérer leur problèmes quotidiens [2]. A l’inverse, les groupes sociaux dont le capital social est plus faible sont bien souvent les groupes marginalisés ou dans la précarité.
Mais qu’est-ce qui influence la construction de ce capital social ? Car les chiffres montrent notamment que la confiance sociale varie considérablement d'un pays à l'autre (par exemple, différence de 40 % entre la Scandinavie et le Brésil), mais que ces différences sont également sensibles au sein même des territoires [3]. Entre autres facteurs, le milieu dans lequel on vit pourrait avoir un impact important sur le capital social : certaines études suggèrent notamment que le fait de vivre dans une grande ville tend à être associé à un stress social plus fort que le fait de vivre dans une petite ville ou à la campagne (toutes choses étant égales par ailleurs) [4].
En effet, bien que les citadins soient en moyenne plus favorisés et bénéficient de meilleures conditions d'hygiène, d’accès à la nourriture et aux soins de santé, la vie urbaine est également associée à un risque accru de maladies chroniques, à un environnement social plus exigeant et plus stressant, et à de plus grandes disparités socio-économiques. Le niveau de stress social serait ainsi associé au score d’urbanicité d’un territoire, c’est-à-dire à son degré d’urbanisation. Une étude a notamment mis en évidence que l’activation de certaines régions du cerveau en situation de stress social étaient exacerbée chez les individus ayant grandi, ou vivant, dans une grande ville, comparé à une ville de province ou à une zone rurale [4]. Potentiellement en cause dans ces effets : un tissu social plus diffus et moins soutenant en ville, et paradoxalement, une isolation sociale plus forte dans ces milieux plus densément peuplés, qui exposent les individus à davantage d’adversité sociale [5].
Également, les variations du niveau socio-économique au sein même d’une ville sembleraient être associées à des variations du capital social. Par exemple, des études réalisées en Angleterre indiquent que les communautés vivant dans des quartiers défavorisés tendraient à être dotées d’un capital social plus faible, reflété par une plus faible confiance en l’autre, et des taux de participation civique peu élevés [3,6]. A l'inverse, d'autres arguments soutiennent que les quartiers plus défavorisés bénéficieraient d'un capital social plus soutenant [1,7]. Bien que la relation entre capital social et niveau socio-économique soit complexe (et mérite un article dédié, publié prochainement), elle nécessite une attention très particulière, notamment en temps de crise sanitaire où les populations fragilisées sont bien souvent les premières victimes [8].
La crise, un révélateur du besoin crucial de convivialité locale
Comprendre comment préserver et favoriser la construction du capital social est donc essentiel puisqu’il permet aux individus et aux communautés de mieux vivre ensemble. Nos lieux de vie, et leurs infrastructures, apparaissent comme un des principaux facilitateurs potentiels de nos interactions sociales, puisqu’ils les abritent.
En temps de crise, où le capital social peut être affecté [9], quelles solutions sont ou pourraient être mobilisées pour préserver le tissu social des quartiers, au-delà du contact visuel immédiat et du lien digital, qui exclut de fait certaines populations marginalisées ? À l’inverse, la crise sanitaire actuelle est-elle source de nouvelles rencontres locales qui pourront être mobilisées lors de futurs événements urbains ? Nos prochaines publications s’attacheront à explorer des solutions concrètes qui peuvent être mises en place avant, ou pendant les crises, pour construire des “sas de résilience” humaine et urbaine [10]. Avec le confinement, la prolifération soudaine des groupes d'entraide a semble t-il rassemblé les voisins au-delà des groupes d'âge et des clivages démographiques. La question de savoir si ces groupes survivront au-delà de la crise actuelle est ouverte, mais l’heureuse nouvelle, c’est que quoi qu’il arrive, on ne peut pas dé-connaître son voisin.
Alice & Emma